Cercle Zetetique

Nostradamus et les catastrophes

Dossier réalisé par Paul-Éric Blanrue.

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Le 11 septembre 2001, lors d'une action terroriste massive, deux avions de ligne détournés sont allés s'écraser de plein fouet sur les deux tours jumelles du World Trade Center, un immeuble de New York (USA). Cet immeuble ayant été un imposant symbole de la ville, les media se sont enflammés et quantité de rumeurs ont commencé à circuler, que ce soit sur les responsables de cette attaque, que sur le fait qu'elle aurait été prédite par tel ou tel voyant.

La plus en vue de ces "prédictions" nostradamiennes a d'ailleurs été démystifiée le jour-même de sa fabrication.

Profitons-en pour faire un tour d'horizon des "prédictions" de catastrophes par Nostradamus....

Éclipse : 1/ Nostradamus : 0

Au croisement de toutes les divagations entendues lors de l'été 99 se trouve Nostradamus, Fils des Etoiles et Prince de l'Hécatombe. L'homme dont la lunette embrasse les siècles.

Le médecin et les astres

Comme Paco Rabanne, Michel de Nostredame (1503-1566), alias Nostradamus, est un garçon plutôt sympathique lorsqu'il ne s'occupe pas de « secrètes études » ni de « prognostications ». On connaît un peu sa vie, bien que la légende dorée s'en soit emparée. Si on laisse courir la légende, pour ne s'intéresser qu'aux faits avérés, on se prend à côtoyer un hardi médecin de la Renaissance, grand voyageur, qui se distingue par son courage à lutter contre la peste, avec d'ailleurs un certain succès, peut-être dû à une «pharmaceutie » de son invention. Issu d'une lignée juive récemment convertie au catholicisme, sorti d'une des plus prestigieuse universités de son temps pour l'enseignement de la médecine (Montpellier), écrivant couramment le latin et le grec, ayant dévoré les auteurs antiques, le personnage est un érudit qui ne manque pas de panache.

Là où le tableau s'assombrit, c'est que l'efficace médecin est également féru d'occultisme et qu'il cultive une affection spéciale pour l'astrologie.. Cette attirance n'a rien d'étonnant pour l'époque puisque l'astronomie et l'astrologie sont alors enseignées conjointement dans les universités et que les médecins se servent quotidiennement des configurations astrologiques pour délivrer leurs prescriptions. Seulement Nostradamus s'y complaît à un point tel qu'il décide, la cinquantaine arrivant, de faire des «pronostics» son métier d'appoint.

Il vient de s'établir à Salon-de-Provence, dans son Midi natal, trois ans plus tôt. Jusque là sa vie n'a pas été une réussite, au moins sur le plan de la popularité. A Agen, il n'a pas réussi à sauver sa propre famille de la peste. Suspect. La rente substantielle et la notoriété considérable que cette occupation va lui procurer seront les bienvenues. Sans doute le pousseront-elles à ne plus lâcher le gouvernail, pendant les seize dernières années de sa vie. Naguère comme aujourd'hui, le commerce de l'avenir assure une retraite confortable et une vie sociale attrayante.

En 1550, il commence, comme tant d'autres, par éditer un « almanach », c'est-à-dire un calendrier de prédictions basées essentiellement sur les astres. Le genre est extrêmement prisé du peuple. Nostradamus s'amuse à façonner ses premières prévisions, dans le style énigmatique de la pythie de Delphes ou de la sibylle de Cumes. On les trouve distrayantes et elles remportent un certain succès. Le médecin astrologue se taille une solide réputation. Mais enfin la concurrence est rude, trente mille astrologues officient dans la capitale, sans compter ceux qui exercent dans le reste du royaume... Vers 1555, il décide de réunir ses prédictions dans un ouvrage plus ambitieux qu'il fait imprimer à Lyon, chez Macé Bonhomme. Premier livre de ses fameuses Centuries.

Les Centuries (ensemble de cent vers) seront rééditées plusieurs fois de son vivant, avec, jusqu'à sa mort, de nouveaux ajouts. La première édition compte trois-cent cinquante-trois quatrains, la dernière neuf-cent-quarante.. Il est très possible qu'avec cet ouvrage particulièrement soigné et bourré de références savantes Nostradamus escomptait toucher un public cultivé, formé d'humanistes, de lettrés et de puissants. Un public qui avait les moyens intellectuels d'apprécier ses jongleries mentales, mais aussi les moyens financiers d'entretenir un devin « maison » - et pourquoi pas de court-circuiter les foudres de l'Inquisition (on sait que Nostradamus fit un bref passage devant ses représentants, passage dont il n'eut pas à souffrir d'ailleurs).

Que la sortie de ces Centuries en soit directement la cause ou non, un an après leur première édition, Nostradamus est reçu pour consultations par la reine Catherine de Médicis, qui lui verse une coquette somme d'argent. Il semble que la reine, qui aimait s'entourer d'un aréopage de devins, ait beaucoup apprécié ses services. Quelques années plus tard, elle lui octroie le titre de médecin du roi. (L'anecdote du « miroir magique », où seraient miraculeusement apparus ses fils, François II, Charles IX et Henri III, indiquant qu'ils allaient tous trois monter sur le trône, est plus que suspecte : l'historien Nicolas Pasquier la rapporte comme étant une mise en scène de l'astrologue-escroc Cosimo Ruggieri. )

Nostradamus n'aura guère l'occasion de profiter de son titre officiel. Il meurt à soixante-trois ans, dans sa maison de Salon.

C'est aux Centuries et à elles seules que le mage doit sa gloire posthume. Ses almanachs sont sans doute estimés trop datés - ou trop évidemment erronés! C'est dans les Centuries qu'on a « lu » l'avènement de la Révolution française, les prises de pouvoir de Napoléon ou d'Hitler, l'élection de François Mitterrand, la montée de l'islamisme, la bombe atomique, l'accident de Tchernobyl... Et la destruction de Paris. Mais Nostradamus est un « virtuose de l'ambiguïté » , qui a multiplié les anagrammes, les symboles, les références mythologiques, crypté tous ses quatrains à coups d'apocopes, d'aphérèses, syncopes, anastrophes et autres prosthèses. C'est donc sur le dos de ses « traducteurs » que repose le fardeau de ses pronostics merveilleux. Inutile de rappeler que ceux-ci, sauf exceptions rarissimes (lorsqu'ils se recopient servilement), ne sont pas d'accord entre eux. Chaque exégète ayant développé sa propre recette, la confiture diffère d'un livre à l'autre. En parcourant les milliers de ses «traducteurs», on se rend vite compte que ceux-ci utilisent le mage pour émettre leurs propres prophéties ou laisser libre cours à leurs fantasmes. L'oeuvre de Nostradamus est une auberge espagnole, où chacun trouve ce qu'il apporte. L'avenir à la carte... Depuis quatre siècles.

Maudits traducteurs auxquels s'en prenaient déjà Nostradamus dans la Centurie VI, quatrain 99, un passage en latin peu connu, ici traduit : «Avertissement contre les lecteurs ineptes. Que ceux qui liront ces vers réfléchissent mûrement! Que le profane et l'ignorant s'en éloignent mêmement! Arrière aussi les astrologues, les sots, les charlatans, pareillement! Que soit maudit selon les rites celui qui agira autrement!»

Enfin Fontbrune vint

En France, le traducteur-vedette de Nostradamus est l'incontournable Jean-Charles de Fontbrune. C'est lui qui, ne voulant pas être en reste sur le quatrain d'effrayeur, a décidé de rejoindre le train de l'Apocalyps' Circus, déjà encombré de Rabanne et Teissier. Il nous a averti que l'Antéchrist allait sortir de l'ombre en juillet 1999 et qu'ycelui nous conduirait à une « guerre terrible sur l'Europe et une bonne partie de la Terre » (jusqu'en 2025). Pas de destruction de Paris? Non. Pourtant, en 1980, il prévoyait « l'invasion aérienne de la France » pour 99 . Les instruments de mesure ne devaient pas être au point. D'ailleurs, « méthode du soupirail » faisant, Fontbrune revendique « 20 % d'erreur » et jure ses grands dieux qu'aucune prophétie de Nostradamus n'est inéluctable : « S'il nous les a transmises, c'est pour nous avertir. A nous d'en tirer les conclusions. » Un esprit chagrin se demanderait certainement à quel titre une prédiction qui n'est pas faite pour se réaliser peut encore être définie comme « prédiction »...

M. Jean-Charles de Fontburne s'appelle en réalité Jean Pigeard de Gurbert. Il a emprunté ce pseudonyme à son père Max. Car Jean-Charles de Fontbrune, leader du Parti de la Catastrophe dans les années quatre-vingt eut un père qui fut, lui, leader du Parti de la Catastrophe à la fin des années trente. Cycles et éternel retour. Comme l'a noté Elisabeth Bellecour, ce Jean-Charles est, comme son papa, un petit malin. Chez eux, Nostradamus est une affaire de famille. Il fait partie du patrimoine. On se le repasse et on se l'accomode.

Fontbrune père a publié en 1938 un livre d'exégèse sur les Centuries . Par la suite, il s'est glorifié d'y avoir annoncé le déclenchement de la Seconde guerre mondiale. C'est un fait - mais enfin, en 1938, autant dire qu'il n'était pas le seul à en craindre l'éventualité. Son mérite en est passablement réduit. N'empêche, lorsqu'il a sorti son premier livre, en 1980, le fils a habilement diffusé l'information, une manière comme une autre d'hériter des lauriers de son géniteur.

Dans l'édition originale de Fontbrune père, on pouvait lire ce genre de phrases : « les Allemands envahiront l'Italie par la Suisse, ravageant Genève et la SDN sous le feu des bombes », puis « occuperont la France après la dure bataille de Saint-Jean-de-Maurienne » et « détruiront Paris avant d'être repoussés et de signer la paix d'Ulm ».

Premier détail ennuyeux : l'histoire ne s'est pas exactement déroulée de la manière prévue par le limier du futur. Comme en 14, les Allemands sont passés en 39 par l'est de la France (plan Schlieffen), et ils n'ont pas pénétré en Suisse - ni détruit Paris.

En 1980, Fontbrune fils a tenu à faire rééditer l'ouvrage (déjà refondu en 1946), parallèlement au sien - qui devint le best-seller que l'on sait. Il considérait peut-être le livre de son père comme une rampe de lancement.. Or qu'y découvre-t-on? Que le passage susdit a été balayé, rayé - anéanti! Et s'est transformé en ceci, historiquement correct : « les Allemands passeront par la Belgique avant d'occuper la France et Paris »! En quarante ans, l'invasion a changé de route et la destruction de Paris disparue comme par enchantement! La carte fléchée qui indiquait en 1938 l'invasion par la Suisse a naturellement été conduite au rebut, elle aussi.

Même prestidigitation avec le quatrain 78 de la première Centurie, qui en 1938 évoquait la figure de Napoléon III - transformé sur le tard en Maréchal Pétain. Même acrobatie pour les derniers vers du quatrain 73 de la cinquième centurie, qui d'après papa Fontbrune en 1938, évoquait les persécutions dont aurait à souffrir l'Église, et qu'il traduisait ainsi : «les Arabes (dans cette besogne) seront d'accord avec les Juifs». En 1981, l'antisémitisme ambiant s'étant quelque peu tari, on pouvait lire : « Les Arabes seront d'accord avec les Polonais »...

Il suffisait d'y penser : pour avoir raison après coup, on trafique le texte original, on gomme, on retravaille, on déforme les passages gênants, sûr que personne n'ira vérifier dans la poussière des bibliothèques!

Dans le livre de 1938, Fontbrune père, phosphorant sur le sixain 3, déclarait encore que Paris serait détruit au cours de la guerre de 1940 (une rente, vous dis-je), ajoutant que la ville avait brillamment résisté en 14-18. Paris n'ayant pas succombé sous les bombes allemandes, malgré les tonitruants avertissements, la réédition de l'ouvrage n'évoqua plus qu'un bombardement (sans destruction), et se félicita cette fois de la brillante résistance de la capitale en 1940-1945!

Méthode ingénieuse : le décalage des prédictions dans le temps. Une seule prédiction suffit à tenir des millénaires. Le plus énorme de tout : Paris n'apparaît pas une seule fois dans le sixain, puisque Nostradamus fait seulement mention - d'une « ville »!

Si nous portons notre intérêt sur le fils Pigeard, il faut lire son opus sorti en 1980. Morceaux choisis : de 1980 à l'an 2000, nous aurions dû être les spectateurs médusés du déclenchement de la « troisième guerre mondiale » (p. 347), de la « fin du système monétaire » (p. 352), de la fin de la «civilisation de consommation » (p. 354), de la « révolution en Italie » (p.355), de la « fuite de Rome de Jean-Paul II » (p. 361), de son assassinat «à Lyon » (p. 367-68), du « bombardement des villes du sud-ouest » de la France (p. 362), de la « chute de la Cinquième République » (p. 377), de «l'invasion russo-musulmanne sur le Rhin et le Danube » (p. 384), de la «destruction de Genève » (p. 400), de « l'invasion de la Grande-Bretagne par les Russes » (p. 409), de la « destruction d'Istanbul par la France » (p.437), de « l'occupation de Paris par les Russes » (p. 449), de sa «destruction » (p. 459 + p. 463-66), du « retour de la monarchie jusqu'en 1999 » (p. 470, +. 493-518), etc!

« Personne n'a fait davantage pour discréditer Nostradamus que ses admirateurs », écrivait déjà Gérard de Sède . Belle vérité!

Ânerie ou canular?

Nostradamus ressemble à un piano sur lequel chacun jouerait la mélodie de son choix. Reste à savoir si ce piano a des cordes. Le mage a-t-il utilisé un langage ésotérique pour décrire des faits suffisamment vastes pour que le réel, quel qu'il soit, puisse y être intégré? Ses quatrains ne sont-ils que des « rêveries et des rébus de Provence », ainsi que le disait au XVIIe siècle le médecin Gui Patin? Ânerie pure ou canular? Comme se le demandait Romi : « Qui croire? Et faut-il croire quelqu'un? »

Le plus simple, pour répondre, est de passer en revue quelques quatrains. Voyons par exemple le n° 35 de la première centurie, le plus célèbre de tous :

Le Lyon jeune le vieux surmontera
En champ bellique par singulier duelle
Dans cage d'or les yeux lui crèvera
Deux classes une puis mourir mort cruelle

Pour les nostradamiens, ce quatrain prédit la mort d'Henri II (« le vieux » lion), lors de la joute (« champ bellique ») qui l'opposait à Gabriel de Lorges, comte de Montgoméry (« le Lyon jeune »), rue Saint-Antoine, à Paris. La lance du comte se brisa et pénétra dans le heaume du roi de France (« cage d'or »), lui crevant un oeil (« les yeux lui crèvera »). Henri II agonisa dix jours durant, puis succomba à ses blessures (« mort cruelle »). L'accident ayant eu lieu 1559, Nostradamus l'aurait prédit avec quatre ans d'avance - si l'on se fie aux dates données dans sa bibliographie.

Mais si l'on scrute le quatrain, on y découvre des étrangetés étonnamment passées sous silence par les dévots de Nostradamus :

  • Entre Henri II et Montgoméry, la différence d'âge était d'environ dix ans.. Justifie-t-elle l'opposition si tranchée que lui aurait accordée Nostradamus?

  • Pourquoi parler de « lion » en évoquant Henri II? Son emblème, ce sont les fleurs de lis. Les Capétiens étaient nommés « princes des fleurs de lis », y compris dans les actes officiels. D'un point de vue héraldique, ces «gladioli flosculis » dont s'étonnait le poète gallois Giraud de Barri (XIIIe siècle), n'ont rien à voir avec le roi des animaux, ni avec les ours, panthères et autres bêtes féroces dont les autres royaumes d'Europe avaient orné leurs écus et étendards. Les fleurs de lis ne sont pas un symbole de puissance et d'esprit conquérant. Elles apparaissent au XIIe siècle, à l'époque où saint Bernard de Claiveaux dissertait sur le Cantique des cantiques : ses sermons faisaient l'apologie du lis, associé au Christ et à ceux s'évertuent à lui ressembler. Mystique, mais point guerrier .

  • L'expression « champ bellique » désigne un champ de bataille (bellum = guerre, dont nous avons conservé l'adjectif « belliqueux ») et non le lieu d'un tournoi amical, où l'on ne cherche pas à faire couler le sang. Le tournoi est un sport d'entretien, un délassement pour la noblesse en temps de paix.

  • Pourquoi la « cage d'or » représenterait-elle le heaume d'Henri II? Prétendre que ce heaume était doré est pure conjecture. D'ailleurs, les armures ne comportaient pas d'éléments en or, ce métal étant trop malléable..

  • « Les yeux lui crèvera » : faux! Henri II a été blessé mortellement à un seul oeil, le droit. Si l'on veut être précis, on peut même ajouter que la lance a atteint le crâne au-dessus de l'oeil. Et le roi n'est pas devenu aveugle, comme le vers le laisse entendre.

  • Que viennent faire ici les « deux classes une »? Du latin classis, le mot signifie «escadre». Où donc mouillaient ces navires de guerre, en plein Paris?

Il y a plus. Roger Prévost, dans Nostradamus, le mythe et la réalité rapporte que personne, du vivant de l'oracle, n'a songé à faire le rapprochement qui paraît évident à tout le monde aujourd'hui. Même le premier interprète du mage de Salon, Jean-Aimé Chavigny, en 1594, n'en a rien dit, lui qui pourtant s'était propulsé biographe de la star et qui ne méprisait pas les enjolivements. Il faut attendre Étienne Jaubert, en 1656, pour que cette traduction soit envisagée. Tardif! A croire qu'elle ne paraissait pas aller de soi.

Autre anomalie. Dans sa « Lettre à Henri II » datée de 1557 et glissée en introduction de la deuxième partie des Centuries, Nostradamus ne souffle mot des risques qu'encourait son roi bien-aimé. Bien pis, il lui reconnaît une souveraineté universelle incontestée et un avenir florissant (« à l'invinctissime très-puissant et très-chrétien Henry, etc. »). Aurait-il par hasard oublié que la mort allait frapper Henri II deux ans après la rédaction de sa lettre?

Bref, il ne reste pas grand chose des triomphantes assurances exégétiques que l'on nous sert habituellement sur un plateau d'argent. Aucun élément concret ne vient attester de la pertinence de la traduction archi-connue. Reste la question : dans ce quatrain, Nostradamus a-t-il écrit n'importe quoi, au fil de la plume, ou a-t-il cherché à coder un événement quelconque?

Roger Prévost apporte une réponse. Pour lui, Nostradamus a voulu évoquer « Byzance, où l'on avait la mauvaise habitude de crever rituellement les yeux de l'empereur déchu dans la tour d'Anemas, près de la Corne d'Or, où étaient enfermés sans jugement les criminels d'État à l'époque des Comnène. Et la scène se passe très précisément en 1204, lors du fameux siège de la vile alors en proie aux rivalités des deux empereurs, le vieux et le jeune Ange (nom d'une grande famille de l'aristocratie byzantine au XIIe siècle) aux prises avec les croisés : c'est le moment où ceux-ci ont réuni leur flotte à celle des Vénitiens pour donner l'assaut final à la capitale de l'empire romain d'Orient ».

Pour confirmation de son hypothèse, Prévost se reporte au quatrain 69 de la huitième centurie, où cette histoire se trouve exprimée en clair :

Auprès du jeune le vieux Ange baisser
Et le viendra surmonter à la fin...

Mais alors, Nostradamus racontait non pas l'avenir - mais le passé?

Cette solution au problème nostradamien peut paraître surprenante -voire révoltante. Est-ce que Prévost ne nous fournirait pas les fruits de sa cogitation débridée au même titre que les Fontbrune-Pigeard et autres tradimenteurs? Ne serait-ce pas une énième traduction, aussi hasardeuse que les précédentes? Après tout, pour obtenir une traduction quelconque, il suffit de tirer les mots à soi, et de les triturer selon son bon plaisir...

Pas si sûr. Prévost a, selon cette méthode, décrypté près de trois cents quatrains, soit un tiers de l'ensemble et le résultat est absolument probant pour qui galope un peu sur les terres d'histoire. D'autre part, il se fonde sur le fait probable que Nostradamus, en bon astrologue, croyait à la théorie des cycles, c'est-à-dire au « retour de l'histoire ». Le mage pouvait puiser à foison dans la gibecière du passé, se servir d'événements accomplis, y compris d'événements récents ou contemporains, pour chercher à prévoir l'avenir. Avec cette méthode, il serait parvenu à conférer une certaine dose d'intemporalité à ses Centuries. Cette solution n'est pas neuve et a déjà été évoquée par d'autres chercheurs, depuis assez longtemps..

Le sceptique Randi lui-même, il y a quelques années, avait employé cette méthode pour dévoiler le sens caché de quelques quatrains .

Un autre quatrain ayant assuré la postérité des Centuries nous aide à y voir plus clair. Il s'agit du n°20 de la neuvième centurie :

De nuict viendra par la forest de Reines
Deux pars voltorte Herne la pierre blanche
Le moyne noir en gris dedans Varennes
Esleu cap. cause tempeste feu sang tranche

Depuis Le Pelletier, en 1867, les nostradamiens lisent dans ces vers l'arrestation de Louis XVI et Marie-Antoinette à Varennes-en-Argonne, le 20 juin 1791. Fontbrune fils en est tellement troublé qu'il date l'événement de 1792! Les « deux parts » seraient les deux époux en fuite. « Herne » signifierait soit les Hernutes, une « secte chrétienne qui se distinguait par une grande pureté des moeurs » - et donc la monarchie de « droit divin » (?) - , selon Fontbrune fils, soit la reine elle-même, selon Pelletier. La « pierre blanche » désignerait la monarchie. Le « moyne noir » serait Louis XVI, qui était habillé en gris selon Mme Campan, première dame de la chambre de la reine. « Esleu cap. » serait un « magnifique jeu de mot raccourci par lequel Nostradamus laisse le choix entre caput : « la tête » en latin et l'abréviation de Capet » (Fontbrune).

Ce qui a surtout séduit les traducteurs reste la désignation du lieu de l'arrestation : Varennes. Varennes! Sans ce lieu qui réveille nos souvenirs d'école, plus aucune évidence, plus aucune unité ne se dégage de l'ensemble.. Tout le problème, selon Georges Dumézil, qui s'est amusé à étudier ce quatrain, c'est il n'y a pas moins de trente et un Varennes dans le répertoire des communes de France! Comment savoir avec certitude sur quel Varennes Nostradamus a jeté son dévolu?

Roger Prévost a accompli un travail de bénédictin. S'est penché sur La guilde des chemins de France, de C. Estienne, parue en 1552-1553 (notez la date). Et y a découvert, sur un trajet qui allait de Mayenne à Vitré, dans l'ouest de la France, les lieux suivants : Vautorte (voltorte), Ernée (Herne: l'élision est fréquente à l'époque), le lieu-dit de la « pierre blanche » et la forêt de Rennes-en-Grenouille (autrefois orthographiée Raines - pour Reines)!

En 1562, à l'époque où Nostradamus rédigeait ses quatrains, cette région était « le théâtre d'une guerre cruelle entre catholiques et protestants ». Le seigneur de Vautorte avait rejoint le camp des Réformés, tandis qu'Ernée était sous contrôle catholique. Inutile d'épiloguer sur les atrocités qui se commettaient lors de cet affrontement! Ne seraient-ce point nos « deux parts» auxquelles fait allusion Nostradamus?

Cette traduction semble être justifiée puisqu'en descendant vers le sud, Prévost a débusqué un Varennes, situé entre la Loire et le Cher, près de Tours. Toujours en 1562, cette ville fut mise à sac « pour l'exemple » («tempeste feu sang tranche ») par Antoine du Plessis de Richelieu, nommé par François II capitaine (« eslu cap. ») d'une compagnie d'arquebusiers. Petit nom du sanglant capitaine : « le moine ». Richelieu était ainsi surnommé, car il avait quitté cinq années plus tôt l'habit des bénédictins. Couleur de cet habit monacal? Le noir (« moine noir »)!

A l'évidence, Roger Prévost suit une piste autrement plus intéressante que les astrophiles.

S'il a raison, que reste-t-il des fabuleux « dons prophétiques » que l'on a accordé à Nostradamus depuis des siècles? Pas grand chose. D'autant plus - information rarement signalée - que la démystification du personnage ne date pas d'aujourd'hui...

« Abus et sottises »

Si Nostradamus semble avoir été très goûté du peuple et des esprits superstitieux de son temps, on peut noter que dès la sortie de ses « oeuvres », certaines critiques se sont élevées pour mettre en cause son honnêteté ainsi que ses facultés de prévoir l'avenir. Un vers latin circulait alors :

Nostra damus cum falsa damus, nam fallere nostrum est;
et cum falsa damus, nil nisi Nostra damus.

Jeu de mots construit à partir du patronyme de l'astrologue et qui signifiait à peu près : « Nous donnons du nôtre comme nous donnons du faux, car c'est notre nature de tromper; et donnant du faux, nous ne donnons que du nôtre. ». Pas très aimable pour le devin.

On lui reprochait ses « ignorances abus et sottises » (Laurent Vedel, 1558), d'établir des oracles « si peu amis de la vérité qu'on expérimente tous les jours le contraire de ce qu'ils contiennent » (Jean de la Daguenière, 1558). Jules César Scaliger, qui avait été son ami à Agen, le qualifia de « charlatan malfaisant » et d'« immonde coquin »

Le plus grave, pour le mythe de Nostradamus, c'est que nous connaissons aujourd'hui quelques-unes de ses rares prédictions « en clair ».

On conserve par exemple une lettre de Catherine de Médicis au Connétable qui témoigne gravement contre le mage. Après être passée par Salon pour prendre des nouvelles de l'avenir, la reine paraissait enchantée : « avons vu Nostradamus, qui promet tout plein de bien au Roy mon fils (il s'agit de Charles IX), et qu'il vivra autant que vous, qu'il dit aurez avant mourir quatre-vingt et dix ans ». Elle écrivait ces mots en 1564. Las! Le Connétable mourut trois ans plus tard, à soixante sept ans et Charles IX rendit l'âme à l'âge de vingt-quatre ans, en 1574!

James Randi évoque un autre document rarement cité par les amoureux du mystère : le compte rendu détaillé que Nostradamus « dressa pour un haut magistrat » de Salon, ainsi que les « informations que le fils de cet homme a fourni ». On comprend la raison de ce silence polaire : « aucune de ses prédictions astrologiques ne s'est réalisée! Nostradamus s'est manifestement trompé sur tous les points, sur la date notamment de la mort de l'intéressé - à vingt-deux ans près ». La légende en prend un vilain coup.

Dernier exemple. Dans la lettre à César, son fils, placée en préface de ses Centuries et que Fontbrune a rééditée, Nostradamus précise qu'entre le moment où il écrit et l'année 1732, « par pestilence, longue famine et guerres, et plus par les inondations le monde entre cy et ce terme préfix, avant et après plusieurs fois sera si diminué, et si peu de monde sera que l'on ne trouvera qui veuille prendre les champs qui deviendront libres aussi longuement qu'ils ont été en servitude ». Guerres à part, qui en ces temps chargés de tumultes étaient le lot quotidien de l'Européen, il faut se résoudre à conclure qu'aucune des catastrophes annoncées ne s'est produite. Fontbrune a tenté un sauvetage en haute mer : pour lui, Nostradamus avait prévu dans cette phrase qu'en 1732 un certain Jean-Jacques Rousseau, « le père des idées révolutionnaires », mettrait le pied à Paris...

Quant au quatrain fatidique, celui du « Roy d'effrayeur » qui fit trembler Rabanne et frétiller Teissier?

Certains disent qu'il est apocryphe, ce qui réglerait le problème. Selon Prévost, il décrirait la date de la prise de Jérusalem par Godefroi (effroi-effrayeur) de Bouillon : juillet 1099. Nostradamus jouerait constamment sur les mots et sur les dates. Les huit dates qu'il distille dans ses Centuries seraient à « décaler ». Ici, il suffirait de retrancher neuf siècles à 1999, pour obtenir la date véritable.

C'est possible... J'avoue n'être pas entièrement convaincu. Le fait que cette prédiction coïncide avec la dernière éclipse totale de millénaire, tous pays confondus, cette éclipse passant de surcroît non loin de Paris et au-dessus de la cathédrale de Reims (celle des sacres), ne peut être écarté d'un revers de la main. Nostradamus, qui était astronome amateur, pouvait parvenir à prévoir un tel événement. Peut-être a-t-il cumulé plusieurs événements? Peut-être n'y a-t-il qu'une partie de ses Centuries qui soient explicables en faisant appel à la croyance aux cycles?

C'est sûr, il reste suffisamment de mystère pour que Nostradamus continue de faire parler de lui!

Et la destruction de Paris? Ne nous affolons pas. Aux dernières nouvelles, elle a été reportée à une date ultérieure.